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Rentrée : “Le bon prof est un acteur”


Lettre du mercredi 26 août 2015 - Source: Echo Magazine Christine Mo Costabella



La différence entre un bon enseignant et un livre qui parle tout seul? Une qualité de présence qui, comme au théâtre, passe par le corps, la voix, la bonne distance. Et cela s’apprend, assure une pédagogue de Fribourg. Il a le trac avant de faire son entrée, il parle debout devant son auditoire et doit captiver son public: le prof est le cousin du comédien. Passionnée de théâtre et d’enseignement, Edmée Runtz-Christan a consacré une thèse au lien entre ces deux arts. Elle était institutrice avant de devenir responsable de la formation des enseignants du secondaire II à l’Université de Fribourg. A l’heure où la relation devient la seule valeur ajoutée du professeur par rapport aux nouvelles technologies, la pédagogue transmet à ses jeunes recrues ses recettes pour une présence efficace devant le pupitre.

Pourquoi vous être intéressée au lien entre théâtre et enseignement ?
Edmée Runtz-Christan: – C’est une très vieille histoire! Toute petite, j’enseignais déjà à mes poupées ou à mes cocotes en papier. Quand j’ai commencé l’école, à la récréation, j’alignais mes camarades pour leur faire la classe. Ma maman me donnait des collations énormes, car elle me trouvait malingre et pensait que j’avais besoin de manger; j’en profitais pour les distribuer comme récompense à ceux qui voulaient bien jouer à l’école avec moi! Mon autre passion, c’est le théâtre, même si je n’ai jamais fait le pas de monter sur scène. Quand j’ai commencé à former des enseignants et que j’allais les voir en stage, leurs responsables me disaient: «Il est sérieux, il prépare bien ses cours, mais… ça ne passe pas», avec un geste signifiant qu’il manquait l’étincelle. J’ai alors cherché comment développer ce «savoir-être», d’abord pour moi, puis pour les enseignants que je formais.

II y a des enseignants qui vous ont marquée quand vous étiez petite?
– A 6 ans, j’allais à l’école chez des religieuses. L’une d’entre elles tapotait toujours sa robe pour la remettre en place. Il émanait de cette robe une odeur de savon de Marseille: j’adorais ce parfum! Dans la cour de récréation, je tapotais aussi ma jupe en donnant mes petites leçons. Pour moi, ça faisait partie de la prestance de l’enseignant, d’une manière d’attirer l’attention. Cette religieuse était toute petite, mais elle avait beaucoup de présence. Elle m’a fascinée, elle m’a donné la certitude que pour moi, ce serait ce métier et rien d’autre. Je notais ses gestes dans un cahier pour les reproduire quand je jouais à l’institutrice. Déjà toute une mise en scène !

Certains de vos enseignants avaient-ils un don pour le théâtre?
– Je me souviens d’une professeure de littérature, au lycée, qui est entrée dans la classe en laissant tomber bruyamment le Lagarde et Michard sur son bureau, puis s’est assise sur le coin de la table en disant: «Je vais vous parler de Diderot parce que j’adore cet auteur». Ce geste très théâtral signifiait qu’on n’avait pas besoin du manuel, que sa propre passion allait suffire. Mais prestance ne rime pas toujours avec extravagance! Un de mes professeurs à l’université avait une présence tout en retenue, en délicatesse. Il arrivait habillé toujours de la même manière pour que l’attention ne se porte que sur ce qu’il avait à dire. Ces personnes-là, par leur présence exceptionnelle, ont tiré de moi ce qu’il y a de meilleur.

Qu’est-ce que la présence?
– C’est ce je ne sais quoi qui fait la différence et qui fait qu’on peut exiger de l’autre le maximum de ce qu’il peut donner. Il y a un effet boomerang: à partir du moment où je suis présent, l’autre l’est aussi.

Concrètement, quels conseils donnez-vous aux futurs enseignants pour avoir plus de présence?
– Comme chez les cornéliens, on travaille sur le regard, la pose de la voix, la gestuelle. Par exemple, à chaque fois que j’entre dans une salle de cours, je me fixe un temps pour balayer des yeux la classe et croiser tous les regards. C’est le moment où on dit à l’autre: «on est ensemble», où il voit qu’il n’est pas perdu dans la masse. Comme exercice, je demande à mes étudiants de me dire en trois minutes le nom de dix personnes et la couleur de leurs yeux. On travaille également la manière d’entrer en classe, de se tenir, de dire bonjour.

Il faut être soi-même ou jouer la comédie?
– Il faut garder une juste distance. La présence, en latin, se dit « prae esse »: être devant. L’absence, c’est « ab esse »: ne pas être là. Entre les deux, il y a « l’inter esse »: l’intérêt. Si je suis totalement dans le prae, je sur-joue, je gesticule, j’occupe tout l’espace et je fatigue. Et si je suis dans l’ab, on m’oublie. C’est aussi la juste distance par rapport à soi: si je donne en pâture toutes les facettes de mon moi, sans les filtrer pour composer un personnage, et qu’un élève ne s’intéresse pas à mon cours ou le critique, cela va me détruire et je vais finir par entrer en classe à reculons. C’est donc bien moi qui suis devant la classe, mais dans une certaine théâtralité. Et cela commence par la manière dont je m’habille. Il y a le costume du prof, qui n’est pas le même que celui qu’on met pour aller à la plage. Quand je vais voir enseigner des stagiaires et que je les trouve en bermuda et en tongs avec un bouton ouvert sur le ventre, je leur fais remarquer que le costume n’est peut-être pas adapté à leur rôle.

Qu’est ce qui empêche l’enseignant d’être vraiment présent?
– La mauvaise distance: si je suis trop préoccupée par l’image que je donne, mon discours perd de sa force. Si je suis trop proche de ma matière, je vais rester dans le savoir savant et je vais perdre les élèves. De même si je m’attache trop à l’institution, à ses exigences qui ne permettent peut-être pas de repousser un test alors que l’élève en aurait besoin. Dans « Le sagouin » de François Mauriac, l’instituteur accepte de s’occuper du fils de la baronne, bien qu’il représente la République et soit censé n’accorder de privilèges à personne. Il montre la chambre de son fils à l’enfant; celui-ci saisit un livre de Jules Verne en affirmant qu’il aime le passage où il est dit: «Tu es un homme puisque tu pleures». L’instituteur est impressionné qu’il sache lire, on le voit prêt à aider cet enfant à s’épanouir. Mais influencé par sa femme, qui le rappelle à son devoir de traiter tous les élèves de la même manière, il renonce à s’occuper de l’enfant qui finit par se suicider.

Si on n’est pas bon comédien, peut-on être un bon prof?
– Tout s’exerce! Il y a des gens qui, à leur naissance, ont eu une bonne fée qui s’est penchée sur leur berceau en disant: «Tiens, voilà du charisme». Ils n’ont rien à faire, ils aimantent. Mais ça peut ne pas durer ou ne pas marcher avec toutes les classes. Comme dans l’art, il y a un peu de don et beaucoup de travail.

La jeune génération est-elle plus difficile à captiver?
– Certainement. Aujourd’hui, avec internet, le savoir est à portée de clic, et parfois mieux dispensé que par l’enseignant! Désormais, c’est le relationnel qui fera la différence. C’est lui qui encouragera l’enfant à choisir le professeur plutôt que la technologie.


Livre de la semaine


  • Livre: Ingénieuse Eugénie


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