Afficher son enfant sur les réseaux sociaux, une fierté à double tranchant?
Lettre du mercredi 22 mars 2023 - Source:
Cette semaine nous mettons en avant un article de la Tribune de Genève du 13.03.2023 par Thibault Nieuwe Weme, sur une nouvelle génération de parents qui partagent des photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux; craintes et risques pour le futur.
«Afficher son enfant sur les réseaux sociaux, une fierté à double tranchant?
Une nouvelle génération de parents partagent – parfois abondamment – leur vie de famille en ligne. Appelé «sharenting», le phénomène met les spécialistes sur le qui-vive.
Son enfant, c’est sa «fierté». Et Giulia n’hésite pas à le faire savoir. Que ce soit sur WhatsApp, Instagram ou TikTok, la jeune Veveysanne capture joyeusement les facéties de son petit garçon de deux ans. Cette tendance a un nom: le «sharenting», contraction des deux mots anglais sharing (partager) et parenting (parentalité).
Les gazouillis du bambin sont guettés de près par les parents et l’entourage proche, bien sûr, mais pas seulement. Près de 900 personnes suivent le compte Instagram de la Veveysanne de 25 ans. Sur TikTok, une cabriole du petit acrobate atteint même les 46’000 vues.
Une exposition que sa maman assume: «C’est comme un album photos, mais accessible en tout temps pour nos familles qui sont dispersées en Italie, en France et au Maroc. Ça permet de garder un lien et de suivre son évolution à la place de le voir quelques fois par année seulement. J’ai des amies qui sont elles aussi mamans et qui partagent des photos de leur vie de famille: cela crée tout un cercle d’échange et de soutien.»
Publicitaires malgré eux
Giulia est consciente de la présence «de gens jaloux ou malintentionnés» sur les réseaux sociaux, mais refuse de tomber dans la paranoïa. «Si je pensais que ces images étaient dangereuses pour mon fils, je ne les publierais pas. De plus, mon Instagram est privé (ndlr: seuls les followers peuvent voir les images).» Pour elle, la vraie menace viendra «lorsqu’il aura l’âge d’aller lui-même sur les réseaux sociaux», une jungle qu’il faudra lui «apprendre à maîtriser».
Et si, arrivé à maturité, son fils se retournait contre elle à cause d’images qu’il pourrait juger rabaissantes? «Je sais qu’il y a déjà eu des histoires de parents visés par des plaintes. Mais du moment qu’on choisit des photos jolies et qu’il grandit dans une famille aimante, je ne suis pas inquiète.»
Atypiques il y a encore quelques années, les familles comme celle de Giulia sont presque devenues une norme sur les réseaux sociaux. En 2023, une étude française révèle que plus de la moitié des parents ont déjà partagé une image de leur rejeton en ligne, et ce avant l’âge de 5 ans pour 91% d’entre eux.
Dans certains cas extrêmes (3%), mais toujours plus fréquents, les parents sont même des «influenceurs» qui graissent leur compte en banque grâce aux charmes de leur progéniture. Citons le petit «Tchouni», blondinet breton suivi par 900’000 internautes, qui entre sa pause compote et ses folles courses de tricycle, se retrouve innocemment à faire de la pub pour une marque de couches. Ce genre de comptes publics existe aussi en Suisse romande. Contactés, trois d’entre eux n’ont pas répondu à nos sollicitations.
Droit insuffisant?
Le phénomène inquiète les spécialistes du monde numérique. Argument massue: la création – possiblement indélébile – d’une «empreinte digitale» que l’enfant n’a pas choisie et qui peut se retourner contre lui, même des années plus tard. En tombant entre des mains perverses ou sur une base de données servant de terrain d’expérimentation à des intelligences artificielles sans vergogne, une image peut vite être détournée de sa fonction première.
Intervenante auprès d’Action Innocence, Carole Barraud Vial dénonce le «paradoxe» de certains parents – prompts à moraliser leurs enfants sur leur manque de prudence virtuelle, mais qui ont eux-mêmes la publication facile. «Les parents ont un devoir d’exemplarité fondamental. Certains cèdent, par exemple, à des défis humoristiques viraux, où l’enfant est souvent du côté de «l’arrosé», et dont on peut se demander à qui ces mises en scène profitent… Cela envoie un mauvais signal aux enfants, à qui on essaie justement d’apprendre que chaque publication doit être réfléchie, que ce soit pour son impact immédiat ou à long terme.»
Un autre risque du sharenting reviendrait à «fournir des images de nos enfants à la Toile mondiale, sans se soucier comment et par qui elles pourraient être utilisées… On pense souvent aux cercles pédophiles (ndlr: 50% des photographies qui s’échangent sur les forums pédopornographiques sont initialement publiées par des parents sur leurs réseaux sociaux selon une étude américaine), mais il y a tout un champ publicitaire de second ordre qui est friand de ce genre d’images.» De manière plus simple encore, les souvenirs rigolos en famille pourraient tourner au «harcèlement-intimidation» dans la cour de récré. «On vient bousculer les frontières des espaces sociaux de l’enfant», souligne la spécialiste.
Face à l’explosion des sourires enfantins sur les réseaux sociaux, l’Assemblée nationale française examine une proposition de loi visant à mieux encadrer le rôle des parents. La Suisse devrait-elle lui emboîter le pas? «Inutile», répond Sylvain Métille, professeur de droit à l’UNIL et spécialiste de la protection des données. L’arsenal juridique helvétique serait déjà bien assez fourni. «C’est une mauvaise utilisation de la loi que de répéter maintes fois le même article. Mieux vaut faire un travail de rappel et d’éducation des principes légaux déjà existants concernant la protection de la personnalité.» Soit les articles 296 et 307 du Code civil.
D’après l’avocat, légiférer sur les images tolérées ou interdites ne serait qu’une chimère. «Ce qu’on pourrait envisager en revanche, c’est un message d’alerte qui apparaîtrait juste avant la publication d’une photo, comme une voiture qui sonne jusqu’à ce que les passagers aient bouclé leur ceinture de sécurité.»
Attention aux «vitrines»
Médecin adjointe du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHUV, Mathilde Morisod n’a pas encore observé les effets du sharenting dans le cadre de ses consultations. Elle s’inquiète toutefois des possibles impacts négatifs sur la santé mentale des enfants, notamment dans les cas où leur image sert à la fabrication d’une «vitrine» de la famille parfaite. «La relation parent-enfant ne doit pas tourner autour d’une mise en scène ou d’une prestation. Faire une tête rigolote pendant qu’on mange son goûter, cela doit être naturel, surtout pas réclamé ou filmé à plusieurs reprises jusqu’à obtenir la vidéo parfaite. Tenir un tel rôle pour un enfant peut vite devenir épuisant, voire fragiliser sa construction en tant qu’individu.»
La médecin insiste sur les deux types d’investissements parentaux de l’enfant: l’investissement narcissique et l’investissement objectal. « Dans le premier, on perçoit son enfant comme le prolongement de soi-même. Ce qu’on fait pour lui, on le fait en réalité pour soi. Dans le second, on accepte son enfant comme un être autonome, à part entière, en le respectant en tant que sujet.» Le sharenting pourrait donc représenter un excès d’investissement narcissique «en ce que le désir du parent passe avant celui de l’enfant».
Même s’il partage toutes ces préoccupations, le sociologue Olivier Glassey, spécialiste des médias numériques à l’UNIL, ne veut pas diaboliser la pratique. «Cette parentalité connectée est au stade d’une expérience collective inédite qu’il ne faut juger de manière unilatérale. Le sharenting comporte aussi ses joies, comme le fait de se sentir moins seul dans les épreuves de la parentalité.»
L’académicien s’interroge sur l’image en tant que «fixatrice des mémoires». Contrairement au «vrai» album photos, qu’on consulte «dans l’exclusivité, de manière très ritualisée, presque secrète», les photos publiées sur les réseaux sont «en compétition avec un flux surchargé d’autres images». Mais avantages et inconvénients peuvent aussi se renverser: alors que la séance photos traditionnelle est «parfois longue et barbante», le réseau social permettrait à chacun de «consulter librement les images, au dosage qu’il le souhaite».»
Livre de la semaine
L’enfant et les écrans
Les réseaux sociaux – On apprend, on comprend, on discute avec nos ados