En Suisse, les familles sont bien seules

Lettre du mercredi 16 mars 2016 - Source: Echo Magazine
Avoir des enfants est-il un risque de pauvreté? Les familles sont deux fois plus nombreuses à l’aide sociale que les couples sans enfant. La faute à une politique familiale anorexique, dénonce Caritas.
En 2012, Gabriela Fankhauser n’en peut plus. Son compagnon ne fait rien pour sortir de ses problèmes d’alcool: la Bernoise de 35 ans n’ose plus le laisser seul avec leurs trois jeunes garçons en partant travailler. Son couple battant de l’aile depuis longtemps, elle décide de rompre. La voilà mère célibataire, à la fois éducatrice, ménagère et unique soutien financier du foyer. La jeune femme jongle entre un poste de veilleuse de nuit et un job de maman de jour à raison de quatre demi-journées par semaine.
Avec les allocations familiales, elle arrive tout juste à boucler ses fins de mois: mais vacances en famille et sorties au cinéma sont exclues. En Suisse, avoir des enfants est un risque de pauvreté, s’alarme Caritas, qui organisait le 29 janvier un colloque à Berne sur le thème «La famille n’est pas un luxe». Les couples avec enfants sont deux fois plus nombreux à l’aide sociale que les couples sans enfant. Le risque prend l’ascenseur quand un seul parent (la mère dans 83% des cas) élève les enfants: une famille monoparentale sur six est à l’aide sociale.
Une affaire privée
Comment se fait-il que dans un pays riche, 230’000 parents et enfants soient pauvres? «En Suisse, la classe politique tend à considérer que la famille est une affaire privée», explique Mriangela Wallimann-Bornatico, présidente de Caritas Suisse. Les parents doivent assumer seuls le choix d’avoir des enfants; ils sont très peu secondés par l’Etat. Une place à la crèche — quand place il y a — est ainsi deux à trois fois plus chère que chez nos voisins européens. En 2011, la Suisse consacrait moins de 2% de son PIB à la politique familiale alors que ce chiffre avoisine 3,6% en France, 3,1% en Allemagne et 4,3% en Grande-Bretagne.
La cherté de la garde des enfants est un des problèmes les plus souvent invoqués par les parents pauvres. Comme Gabriela, nombreux sont ceux qui ne peuvent pas payer un accueil en crèche. Mais le serpent se mord la queue, car les parents doivent diminuer leur temps de travail, donc leur salaire, pour garder eux-mêmes leurs enfants. Quand il n’y a qu’un parent, c’est pire: «J’ai fait face à tellement de refus de postes parce que je suis une mère seule, confie Patrizia, 33 ans, sur le blog de Caritas. On me reproche tout le temps de ne pas être suffisamment souple».
A défaut d’un poste fixe, cette mère de deux enfants séparée doit se contenter d’un travail sur appel au check-in de l’aéroport de Zurich. Un maigre salaire horaire qui transforme les courses au supermarché en exercice de calcul mental permanent; et le fragile équilibre du budget familial peut être balayé au moindre frais de dentiste. «J’ai développé une vraie phobie de la boîte aux lettres tellement j’appréhende l’arrivée des factures», confie la jeune femme, qui veut éviter à tout prix les services sociaux de peur de devenir un «cas social».
Pour les couples, tout n’est pas rose non plus. A la naissance d’un enfant, celui qui gagne le moins — la femme dans presque tous les cas — passe au temps partiel ou s’arrête de travailler pour ne pas avoir à payer la crèche. D’autant que la fiscalité des couples mariés n’incite pas à cumuler deux salaires. Gare, alors, à la perte d’un emploi ou aux problèmes de santé de celui qui fait vivre le foyer: un faux pas et la famille se retrouve à l’aide sociale.
De père en fils
Le problème, dit Caritas, concerne toute la société. D’abord parce que la pauvreté se transmet de père en fils; un enfant qui grandit dans une famille à l’aide sociale ne va pas au karaté, ne joue pas d’un instrument de musique, sort rarement de sa ville et ne peut pas raconter ses vacances de ski. Moins stimulé, il a peu de chances de suivre une formation poussée et de sortir de la précarité.
Ensuite, parce que si avoir des enfants est un luxe, la famille, elle, n’est certainement pas un luxe pour la société. C’est elle qui éduque les enfants, tisse des liens affectifs entre ses membres, prend soin des malades et des personnes âgées. On recense 2,8 milliards d’heures de soins à la personne en Suisse chaque année, dont 80% ne sont pas rémunérées, car prodiguées au sein des familles. Combien en coûterait-il à la collectivité d’assumer toutes ces tâches?
Enfin, les gens ont généralement moins d’enfants qu’ils ne désirent. On compte en Suisse 1,5 enfant par femme (la moyenne de l’OCDE se situe à 1,7), soit beaucoup moins que les 2,1 enfants par femme nécessaires au renouvellement des générations — et au financement des retraites. Dans un pays comme la Suède, qui a fait de gros efforts pour que les femmes puissent concilier vie de famille et vie professionnelle, la natalité est plus élevée (1,9).
Arrondir les fins de mois
Les recettes de Caritas pour éviter que les familles ne tombent dans la pauvreté sont multiples. Dans le cas des working poor (les parents travaillent, mais le revenu ne suffit pas aux besoins de la famille), l’organisation préconise que l’Etat arrondisse les fins de mois en versant des «prestations complémentaires pour familles». Il est en effet absurde que des personnes intégrées au marché du travail tombent à l’aide sociale avec son cortège de conseillers et de mesures de réinsertion. La chose existe déjà dans les cantons de Vaud, de Genève, du Tessin et de Soleure.
La Suisse peut surtout faire beaucoup plus en ce qui concerne la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale: places en crèche, possibilités de temps partiel y compris pour les hommes, congé parental, école à horaire continu, congé sabbatique pour soins aux proches. D’autres solutions restent peut-être à inventer. Karin Jurczyk, spécialiste de la politique familiale allemande, relève un étrange paradoxe: les jeunes parents doivent, au même âge, lancer leur carrière et s’investir auprès de leurs enfants alors qu’ils passeront trente ans à la retraite une fois les petits envolés du nid.
Le prix d’une enfant
11’304 francs: c’est le coût annuel moyen d’un enfant selon la Confédération. Pour une famille monoparentale, ce coût s’élève à 14’412 francs. Mais le calcul n’englobe que les coûts directs: il ne prend pas en compte la baisse de revenu quand un des parents travaille à temps partiel ou s’arrête de travailler, ni la difficulté, pour une femme qui a interrompu sa carrière, de retrouver un emploi, ni le salaire moins élevé qu’elle obtiendra à cause de ce trou dans son CV, ni sa rente de vieillesse qui sera diminuée d’autant. Selon ce même calcul, avoir deux enfants coûte 18’096 francs par an, trois enfants, 21’852 francs.
Christine Mo Costabella
Livre de la semaine

Le couple : Le désirable et le périlleux