On grandit dans la salle de bain

Lettre du jeudi 31 août 2017 - Source: Echo Magazine

Dans la baignoire, l’enfant joue avec ses parents, apprend à se doucher seul, découvre l’hygiène. Puis l’adolescent tourne la clé dans la serrure: la salle de bain est le lieu où se construit l’intimité. Pour la grande majorité d’entre nous, il semble naturel de se laver chaque jour. Douche tonique le matin, apaisante le soir, indispensable après le sport, bain relaxant le week-end,… Chacun a ses habitudes, son rythme, son désir de bien-être. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. La toilette quotidienne est une conquête, comme le rappelle la psychologue et sociologue Monique Eleb.

Aujourd’hui, le bain est l’un des temps forts de la journée de l’enfant dès sa naissance. La journée du bébé est structurée entre sommeil, tétées ou biberons et soins du corps. Si les premiers savonnages et rinçages ont lieu rapidement dans le lavabo (durant la toilette du nouveau-né, l’ennemi numéro un est le froid), le bain devient peu à peu un moment de plaisir et d’échange avec les parents. La pluie fine versée à l’aide d’un petit arrosoir ravit le tout-petit et le familiarise avec l’eau. Laver ses cheveux requiert un peu d’adresse pour éviter de lui piquer les yeux. A mesure que l’enfant grandit, le bain demeure pour lui un repère, un rituel à l’effet calmant avant le dîner et le coucher.

Maman ne lâche pas
La baignoire familiale affirme alors sa double fonction de lieu où à la fois on joue et on acquiert son autonomie. On y apprend à se mettre debout, à se savonner et à se rincer sous le contrôle d’un adulte. Certaines mamans ont parfois du mal à lâcher leur prérogative par souci d’efficacité: ne sont-elles pas responsables de la propreté de leur progéniture? Mais de plus en plus, elles peuvent passer la main au papa, heureux de laisser son rejeton faire ses premières armes dans les éclaboussures.

A l’inverse, «d’autres mères – ou pères – veulent que leur enfant se lave tout seul trop tôt», observe Emmanuelle Rigon, psychologue et psychothérapeute. Selon elle, «cet apprentissage ne devrait pas commencer avant l’entrée au primaire». Autre étape: celle où l’enfant est amené à partager ses jouets flottants avec un cadet du sexe opposé. Le parent vigilant saura quand il vaut mieux mettre fin à cette cohabitation. «Il faut pouvoir entendre un besoin d’intimité, ne pas l’interpréter comme un caprice», précise la thérapeute. A partir de 6-7 ans, lavage et jeu commencent à être dissociés. La douche l’emporte alors sur le bain, lequel serait d’ailleurs en perte de vitesse.

«Pour un enfant, prendre une douche n’a pas grand intérêt parce qu’il ne peut pas jouer comme dans une baignoire», estime Emmanuelle Rigon. Au point de refuser parfois de se laver. Pour débloquer la situation, la spécialiste suggère d’installer une mini-piscine dans le bac à douche. «Le plaisir de la chaleur est ainsi préservé. Et à la fin, l’enfant se rince tout seul à l’eau claire sous la douche», indique-t-elle. Progressivement, tout en gardant un œil sur lui, les parents se font plus discrets, passent une tête par la porte, lui demandent s’il a besoin d’aide pour se laver les cheveux. Les frères et sœurs évitent d’entrer, dans le respect de la séparation des sexes.

Grimaces et maquillage
Vers 10-12 ans s’amorce chez l’enfant une période de transformations liées à la puberté. Les habitudes se modifient peu à peu, notamment dans l’utilisation de la salle de bain. «Les préadolescents expriment la volonté d’avoir un temps plus long pour eux et d’être seuls dans cet espace commun. Ils ont un désir d’intimité», observe Nicoletta Diasio, anthropologue et sociologue.

«Cette pudeur nouvelle entre parents et enfants demande à être respectée des deux côtés. La salle de bain devient alors le lieu où l’on peut se soustraire au regard des parents. Les adultes s’interdiront d’entrer afin de laisser l’enfant face à lui-même. Pas seulement pour se laver. Il peut aussi chanter, se regarder dans le miroir, faire des grimaces, prendre la pose sans être ennuyé par les autres.» Il (ou elle) apprend à faire comme son père, sa mère, sa sœur aînée,… Les filles s’essaient au maquillage, les garçons testent un déodorant, un nouveau dentifrice.

Envie de soigner son corps
La mère garde un rôle important dans ces apprentissages. «C’est souvent elle qui achète les produits de soin, désormais personnalisés, et qui les initie à leur utilisation. Elle vérifie aussi la fréquence des lavages et le temps passé dans la salle de bain. Au sortir de l’enfance, le fait de grandir s’accompagne d’une envie de soigner davantage son corps, sa coiffure, de maîtriser son odeur, parfois de manière un peu différente des attentes des parents», indique Nicoletta Diasio. Selon elle, «cette période de transition correspond à l’acquisition des ‘techniques de soi’, ces manières de faire qui aident à se construire une image, à reformuler son identité.»

Se voir nu
L’adolescent prend ensuite ses distances par rapport aux règles familiales. Il rechigne parfois à se laver, ce qui est une manière de refuser l’autorité des parents, voire de se révolter. Il peut ressentir un malaise à se voir nu, à toucher son corps en pleine transformation. Derrière la porte, on entend bien l’eau couler, mais…
Quoi qu’il en soit, les parents ont intérêt à mettre en veilleuse leurs principes d’hygiène, au moins pour un temps. Et à employer des arguments plus subtils: comme souligner avec humour l’impact de la propreté sur le pouvoir de séduction. Sans tomber dans la surveillance, on conseille à son ado récalcitrant de se doucher un jour sur deux. Heureusement, la pratique régulière d’activités sportives contribue à maintenir le rythme. Un rituel dicté, cette fois, non par les parents, mais par l’appartenance à un groupe. Avant que notre enfant ne replonge, une fois devenu adulte, dans le bain des habitudes familiales.

Extrait de Echo Magazine, France Lebreton/La Croix