On peut être âgé sans vouloir s’ôter la vie
Lettre du mercredi 13 août 2014 - Source: Extrait de Echo Magazine, Barbara Ludwig/Apic
Trop vieux pour être heureux? Karin Wilkening, pionnière des soins palliatifs en Allemagne et chercheuse en géronto-psychologie à Zurich, réagit à la volonté d’Exit d’élargir l’aide au suicide aux personnes âgées fatiguées de la vie.
Exit a décidé fin mai de s’engager pour le suicide en raison de l’âge. Qu’en avez-vous pensé?
Karin Wilkening: – J’ai été effarée. Parce qu’on dit que la multimorbidité (l’existence de plusieurs maladies chez une seule personne, ndlr) suffit pour mourir. Dans le grand âge, tout le monde souffre de multimorbidité. Le message d’Exit est donc: quand une personne est âgée, on peut comprendre qu’elle ne veuille plus vivre. Ce signal est vraiment incroyable.
Pourquoi?
– On sait parfaitement que la santé subjective d’une personne de plus de 65 ans est plus élevée que celle d’une personne de 40 ans. Elle se sent davantage en bonne santé même si objectivement elle a plus de maladies. Pourquoi? Parce qu’elle a appris à vivre avec des limites qui ne réduisent pas forcément sa qualité de vie. On appelle cela le paradoxe de la satisfaction. Les personnes âgées sont plus heureuses que les jeunes et on ne devrait pas essayer de les convaincre qu’au fond, il n’est pas normal qu’elles soient heureuses. Or la décision d’Exit, il me semble, va exactement dans cette direction.
Les personnes âgées qui vivent heureuses malgré les douleurs devraient se justifier?
– J’ai entendu un homme dire à sa femme malade: «Je ne comprends vraiment pas comment tu as encore de la joie de vivre». Les malades dans les homes entendent constamment: «J’admire le fait que, malgré les limites, tu aies encore le courage de vivre». Que comprend la personne concernée par un tel message? On lui demande de se justifier, Je voudrais que l’on voie l’âge de manière positive. Qu’on demande aux personnes âgées comment elles arrivent à 80 ou 90 ans en appréciant encore la vie. Et qu’on les écoute! On envisage différemment le fait de devenir âgé quand on y est soi-même confronté. Je peux en parler: j’ai eu récemment une inflammation des cordes vocales et je n’ai pas pu parler pendant quinze jours. J’ai pensé: «Aïe, que se passera-t-il lorsque tu ne pourras plus parler? Qui seras-tu encore pour les autres? ».
En Suisse, 72’000 personnes appartiennent à l’association Exit et la tendance est à la hausse. La raison en est visiblement la peur de la dépendance future. D’où vient cette peur?
– Les médias parlent toujours des aspects de l’âge qui provoquent la peur: la dépendance, la proportion croissante de personnes atteintes de démence à cause de l’augmentation de l’espérance de vie,… La probabilité d’atteindre un âge avancé est élevée, c’est vrai; mais on perd de vue le fait que plus de la moitié des gens de plus de 85 ans ne sont pas déments et n’ont pas besoin de soins! On redoute aussi la baisse du potentiel d’aide venant de la famille, des enfants ou des frères et sœurs, car ceux-ci habitent de manière plus dispersée qu’auparavant. Il y a enfin les discussions sur les rentes, les caisses vides, les coûts croissants de la prise en charge des personnes dépendantes,… On écrit ainsi un scénario effrayant.
Notre idéal d’autonomie ne joue-t-il pas aussi un rôle?
– Certainement. Dans la société actuelle, la liberté et l’indépendance ont une valeur plus grande qu’autrefois. Nous le voyons dans le taux élevé de divorces ou dans le phénomène des partenariats temporaires. Nous vivons aussi dans une sorte d’illusion de l’indépendance. Lorsque je vois des jeunes qui ont le sentiment d’être totalement libres, je me demande toujours: de quoi sont-ils libres? Ils sont peut-être libres parce qu’ils n’ont pas de partenaire fixe, mais ils ne sont pas libérés d’un stress supplémentaire dans les relations, Ils ne sont pas libres non plus face aux besoins éveillés par la publicité. Nous ne voyons que les dépendances formelles. Pour moi, l’âge est aussi un état dans lequel nous sommes moins agités par nos besoins. La personne âgée qui se contente de peu et qui ne doit plus courir après chaque tendance de la mode a gagné une part de liberté. La plupart du temps, on ne voit pas ce genre de liberté.
Certains craignent peut-être de n’être pas bien traités dans les établissements pour personnes âgées?
– Dans les trente dernières années, la réalité des institutions s’est beaucoup améliorée. Autrefois, il n’y avait pas de programmes de prise en charge des personnes démentes, pas d’accompagnement des mourants, pas de soins palliatifs, pas de géronto-psychiatrie. La plupart des gens réfléchissent beaucoup à tout ce qu’ils peuvent faire pour rester «fit»; mais ils oublient leur dernier devoir, qui est de se confronter à leur propre fin. Pour moi, c’est la plus grande réalisation de l’âge: en vue de la mort, ne pas devenir fou ou s’ôter la vie mais, au contraire, la regarder en face et se dire que cette tâche nous revient, qu’on va la surmonter d’une manière ou d’une autre.
Ne doit-on pas laisser le droit de choisir sa propre mort?
– J’ai accompagné beaucoup de gens vers la mort. J’ai vécu tant de scénarios différents que je pense qu’on lèse le mourant en ne lui permettant pas de vivre de tels développements. Pour ma part, je suis une chrétienne assez convaincue: je n’ai pas décidé du dé but de ma vie et je ne souhaite pas décider de sa fin. Mon temps est dans les mains de Dieu. Cela me rassure de n’avoir pas à en décider.
Toujours plus de gens ont peur de la mort naturelle et veulent quitter la scène rapidement. Pourquoi?
– Il n’y a pas de récit positif sur la mort. Nous y assistons toujours plus rarement et nous savons toujours moins comment cela se passe. Je suis heureuse d’avoir accompagné la mort de ma mère, qui a pu vivre ce passage en étant consciente. Cela m’a donné le sentiment qu’il pourrait en être de même pour moi. Je ne voudrais cependant pas enjoliver la mort. Mourir n’est pas simple. Aujourd’hui, on a peut-être moins de douleurs corporelles, mais cela ne va jamais sans douleurs psychiques. Mourir signifie prendre congé de beaucoup de choses. Mais pour tous ceux que j’ai accompagnés, il était clair qu’il y avait quelque chose après la mort. Ces personnes partent vers un ailleurs et ce passage est un grand devoir pour elles. Chacun devrait avoir le temps de trouver son propre chemin.